ESSAIS MENES PAR M. DELVIGNE
(ANNALES DU SAUVETAGE 1872)

EXPÉRIENCES FAITES SUR LES FUSILS PORTE-AMARRES AU POLYGONE DE SATORY

– / – Dans les deux naufrages que nous venons de citer, il est un point qui doit avant tout appeler notre attention, c'est le temps employé par les préposés pour se rendre sur le lieu du sinistre, à partir du moment où ils ont été prévenus. Dans le premier ils ont mis une heure et demie pour franchir six kilomètres ; dans le second ils ont employé le même temps pour franchir une distance bien moindre ; dans une circonstance comme celle-là, avec l'activité que déploient toujours nos préposés, le temps perdu ne peut être attribué qu'au mauvais état des routes et aux obstacles imprévus qu'on est appelé à rencontrer. Le naufrage du Yatala montre surtout combien il est important d'arriver vite ; vingt minutes plus tôt le matériel de la société lançait la flèche et le matelot anglais n'avait pas besoin de risquer sa vie en cherchant à gagner la nuit, à la nage, une côte qu'il ne connaissait probablement pas.

Heureux encore quand notre matériel peut arriver devant le navire naufragé !

Il est des localités où c'est presque impossible, ou le temps qu'il faudrait y passer rendrait alors son concours inutile. Nous en avons eu un exemple dans le naufrage d'une petite balancelle française, à Faraman. Là, les plages sont très basses; ici, ce sont des sables mous où les roues des chariots enfoncent; profondément. La brigade des douanes est de six hommes, dans le phare il y en a trois ; en cas de sinistre c'est donc neuf hommes qui peuvent s'atteler au chariot.

S'il y a une petite distance à, parcourir, ils peuvent le faire ; s'il y a loin, leur force est insuffisante; c'est ce qui est arrivé pour le bâtiment dont nous parlons. Nos préposés ont, été également obligés de renoncer à faire usage du mousqueton porte-amarres. Cette arme ne peut projeter la flèche qu'à une distance de 30 à 38 mètres ; elle ne peut être utilisée qu'à l'entrée des ports ou dans des passes étroites ; sur les plages du midi, les navires échouent toujours à 180 ou 200 mètres du rivage; la distance varie sans doute avec le tirant d'eau, mais dans le coup de mer de S.-E., moment où la mer atteint son extrême hauteur, il faut toujours compter sur une distance d'au moins 100 mètres entre la plage et le navire naufragé. Il y a donc là une lacune à combler ; tout en laissant dans les ports le premier porte-amarres, qui porte la flèche à une distance bien suffisante, il faudrait pouvoir donner aux douaniers un autre engin portatif et qu'on pourrait utiliser rapidement. C'est à cela que travaille M. Delvigne, depuis longtemps déjà, et c'est le but des expériences qui ont été faites à Satory.

Il y en a eu sur deux armes différentes : sur le fusil de rempart d'abord et sur le canon-fusil inventé par M. Delvigne ensuite, dont les résultats ne sont pas encore définitifs, à cause des modifications que l'inventeur compte faire subir à cette nouvelle pièce.

Fusil de rempart :

M. Delvigne a pensé tout d'abord qu'il serait facile de remplacer le mousqueton porte-amarres par le fusil de rempart, arme excellente, mais dont l'armée ne se sert, plus aujourd'hui, parce qu'elle a été remplacée par le chassepot. Il reste encore dans les arsenaux de nos ports militaires, un nombre suffisant pour armer nos ports du littoral.

Les essais ont été faits à Satory. La première fois, il ventait une tempête de sud-ouest; les premiers coups ont été tirés avec le vent par le travers, ce qui donne à la flèche une très-forte déviation; le poids de la flèche était de 280 grammes.

1er coup : charge, 3 gr. 50; distance parcourue parla flèche, (il mètres.
2ème coup : charge, 4 gr. ; distance parcourue par la flèche, 69 mètres.
3°. coup : charge, 5 gr. ; distance parcourue par la flèche, 77 mètres.
4° coup : même charge; la corde a cassé.
5° coup : même charge ; distance parcourue, 74 mètres.

Nos expériences avaient été faites dans une direction perpendiculaire à la direction du vent à cause des troupes qui manœuvraient sur le plateau ; à une heure, le terrain étant libre, le tir eut lieu debout au vent.

1er coup : charge, 4 gr.; distance parcourue, 69 mètres.
2° coup : charge, 5 gr.; distance parcourue, 72 mètres.
Vent arrière, la flèche n'ayant aucune déviation :
1er coup : charge, 5 gr.; distance parcourue, 89 mètres.
2° coup : charge, 5 gr.; distance parcourue, 91 mètres.

Les secondes expériences eurent également lieu au plateau de Satory; le temps était beau, le vent soufflait encore du sud-ouest, mais d'une manière modérée.
M, Delvigne avait jugé la flèche trop légère ; cette fois la flèche était plus lourde et pesait 300 grammes.

Vent du travers:
1er coup : charge, 4 gr.; distance parcourue, 88 mètres.

Contre le vent:
2° coup : charge, 8 gr.; distance parcourue, 83 mètres.
3° coup : charge 5 gr.; distance parcourue, 88 mètres.

M. Delvigne a tout d'abord constaté que la charge de 8 grammes était la charge maximum qu'on peut employer ; avec 4 gr. 80 on obtient du reste à peu près le même résultat. Avec le fusil de rempart, la flèche porte-amarres peut donc en moyenne parcourir une distance de 70 à 78 mètres si on la lance contre le vent ; elle obtiendra toujours 90 mètres vent arrière, mais ce cas ne se présente généralement pas; c'est déjà un grand pas de fait quand on songe que le mousqueton ne porte qu'à 30 ou 38 mètres. Dans bien des circonstances le fusil, de rempart pourra donc être utilement employé.

M. Delvigne n'a pas cru que le fusil de rempart fût la véritable solution du problème ; il a créé une pièce qu'il appelle canon-fusil parce que, enlevée de dessus son affût, elle peut s'adapter à une crosse disposée à cet effet et se tirer à l'épaule; comme ce canon-engin doit encore recevoir des modifications, nous n'en donnerons pas aujourd'hui les plans et la description ; nous n'indiquerons que les résultats obtenus dans les deux essais qui furent faits à Satory, qui montreront toute l'importance de ce nouvel engin de sauvetage que la marine s'empressera sans doute d'adopter.

Les premiers essais eurent lieu par un vent très-violent de sud-ouest donnant aux flèches, une forte déviation; la pièce était sur son affût, pointée sous un angle de 30 degrés.

Canon porte-amarre :

1er coup :.. poids de la flèche en fer creux, 658 grammes, charge, 30 grammes.
Distance parcourue en travers au vent, 106 métres. Recul de la pièce 0m70.
2°coup : pointage, 25 degrés (même flèche). Charge, 35 grammes. Distance parcourue contre le vent, 189 mètres.
La deuxième expérience a eu également lieu à Satory, par beau temps, un vent d'ouest modéré. La flèche était en fer et pesait 928 grammes.
1er coup : pointage, 31 degrés. Charge, 30 grammes. Au premier coup la corde a cassé au point d'attache.
2e coup : pointage, 31 degrés. Charge, 35 grammes. Distance parcourue, 142 mètres. Recul, 2 mètres.
La pièce a été ensuite enlevée de dessus son affût et placée sur la crosse destinée à la recevoir. Deux coups ont été tirés à l'épaule, dont voici les résultats :
1er coup : poids de la flèche en bois, 400 grammes, charge, 8 grammes.
Distance parcourue, 83 mètres.
2° coup : (même flèche), charge, 10 grammes.
Distance parcourue, 105 mètres.
La charge de 10 grammes de poudre est la charge maximum à mettre dans la pièce quand on veut la tirer à l'épaule, c'est là un fait acquis ; quant à la charge de la pièce sur son affût, il n'est pas possible de la fixer encore. Si nous avons comparé ces deux expériences à celles du fusil de rempart, c'est pour montrer l'importance des résultats obtenus à l'aide du nouvel engin, lequel paraît appelé à rendre de grands services à l'œuvre du sauvetage.

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Dans les postes de douane où la Société a établi des appareils de porte-amarres, nous avons des pierriers, des espingoles et des mousquetons. Les pierriers lancent les flèches à, une distance telle, qu'elles peuvent presque toujours atteindre le navire naufragé : la difficulté est de les y conduire. Leur poids, les obstacles que l'on peut rencontrer en rendent le transport très lent, quelquefois même impossible. Nous venons d'en avoir la preuve dans le naufrage d'une balancelle française à Faraman. Là ce sont d'immenses plages de sable ; le fond est bas, va en pente très-douce vers le large ; les navires n'échouent en général qu'à 150 ou 200 mètres du rivage ; la distance varie nécessairement avec le tirant d'eau et la direction du vent; mais, même avec des vents du large, un navire aussi petit qu'une balancelle ne peut arriver à moins de 80 mètres de la plage.

Si la pièce ne peut être transportée sur le lieu du sinistre, le mousqueton porte-amarres devient ici complètement inutile puisqu'il ne peut lancer la flèche au-delà de 40 mètres; il ne peut réellement servir que dans des passes étroites ou à l'entrée d'un port. Il y a donc là une lacune à combler.

M. Delvigne a pensé au fusil de rempart, arme excellente qui n'est plus employée aujourd'hui, mais dont il reste encore un certain nombre en dépôt dans nos arsenaux.
Des expériences ont été faites à Satory; les flèches avaient un poids variant entre 250 et 300 grammes. Le fusil a été successivement chargé avec 4 à 5 grammes de poudre; on a tiré avec un vent modéré et par tempête, en se plaçant successivement debout au vent, par son travers et enfin dans sa direction. Nous avons acquis la certitude qu'avec 5 grammes de poudre, tans aucune crainte d'accident, le fusil de rempart pouvait lancer une flèche à 80 mètres en moyenne ; c'était déjà un grand pas de fait. M. Delvigne a voulu aller plus loin encore, il a créé un canon fusil, ainsi nommé parce qu'on peut l'enlever de son affût et le tirer à l'épaule en le plaçant sur une crosse disposée dans ce but. Deux ressorts, l'un à boudin, l'autre en caoutchouc, garantissent le tireur du recul de la pièce.

A l'épaule, avec une charge de 10 grammes, une flèche en bois du poids de 400 grammes est arrivé à 105 mètres.

Sur son affût, pointé sous un angle de 31 degrés, chargé de 35 grammes de poudre, le canon a lancé une flêche du poids de 925 grammes à une distance de 142 mètres. Ces expériences ont eu lieu dans les mêmes conditions atmosphériques que celles du fusil de rempart.

Il y aura sans doute des modifications à apporter à ce nouvel engin de sauvetage ; ce ne sont pas là des résultats définitifs ; mais par ceux qui ont été obtenus, nous pouvons espérer que nous approchons de la solution de cet important problème, pour lequel travaillent si activement les sociétés de l'Allemagne et de la Russie.