Critique de la thèse complémentaire de Camille Vallaux

Annales de Bretagne tome 22 - Année 1906

La critique de la thèse complémentaire à son doctorat de Camille Vallaux intitullée Penmarch aux XVIe et XVIIe siècles a été publiée dans les Annales de Bretagne  Année 1906 tome 22 n°4 pp. 760-766. Ce compte-rendu critique a été publié par Joseph Letaconnoux, Professeur d'histoire au Lycée de Brest.

Joseph Letaconnoux a diffusé de nombreuses publications dans :
Les Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest (15 publications de 1904 à 1941)
La Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine (70 publications de 1905 à 1926)

Compte-Rendu de Joseph Letaconnoux


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Cette thèse complémentaire de doctorat comprend deux parties très distinctes; dans la première, M. Vallaux prétend qu'une légende croit à l'existence ancienne, dans la presqu'île de Penmarch, d'une grosse agglomération urbaine, née de la pêche et du commerce, et il s'efforce de démontrer que cette grosse agglomération n'a jamais existé; dans la seconde, il se propose de donner le « tableau complet des pêcheries et du mouvement du centre commercial de Penmarch ». A-t-il atteint son but ? Sa première partie me parait contestable et par suite inutile; sa seconde quelque peu insuffisante.

Pour justifier sans doute l'intérêt de cette première partie, M. Vallaux a donné à la légende une importance et une ancienneté qu'elle n'a pas. Il en a imaginé la genèse (p. 1-11) et les auteurs responsables, selon lui, en seraient le chanoine Moreau, dans son Histoire des guerres de la Ligue en Bretagne, Bertrand d'Argentré, dom Lobineau, dom Taillandier dans leurs Histoires de Bretagne, Ogée dans son Dictionnaire de Bretagne, Cambry dans son Voyag ' dans le Finistère en 1794, Fréminville dans ses Antiguités du Finistère et Souvestre dans son édition du Voyage de Cambry. Je ne suis nullement convaincu que cette légende se soit formée comme il l'affirme ; je crois plutôt qu'il a mal interprété les historiens qu'il cite et dont les témoignages prouvent précisément le contraire de ce qu'il veut leur faire dire. Le chanoine Moreau, le premier incriminé, loin de croire à l'existence d'une ancienne ville de Penmarch, écrit que « les habitants de Penmarch pour se défendre contre la Fontenelle font deux forts audit Penmarch, l'un en l'église de Tréoultré, l'autre à Kérity... » ; dom Lobineau parle du « pays de Penmarch » ; pour dom Taillandier — et M. Vallaux ne peut s'empêcher de le remarquer — Penmarch est un « bourg composé en quantité de hameaux de soixante ou quatre-vingts maisons, qui ne sont distants les uns des autres que de la portée de l'arquebuse » ; Ogée parle du



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« territoire de Penmarch » ; Cambry n'assimile pas Penmarch à la ville d'Is, il rappelle simplement qu'une tradition locale voit dans les « ruines de Penmarch » celles de la ville d'Is, et cette tradition l'auteur d'un Tableau géographique des costes de Bretagne (1) l'avait signalée dès 1753 ; Cambry ne considère pas ces ruines comme des « vestiges de la grande ville » (p. 20), il observe seulement et avec raison qu'elles « annoncent une très grande population ». Les témoignages de ces auteurs ne s'appliquent donc nullement à une « grosse agglomération urbaine » ; ils disent le pays, le territoire de Penmarch et non la ville de Penmarch ; quand ils disent Penmarch tout court, ce mot chez eux désigne — M. Vallaux lui-même note (p. 11) ce sens fréquent au XVIIe siècle — « d'une manière un peu indéterminée soit toute la presqu'île, soit la lisière maritime et surtout ses ports » ; et si M. Vallaux avait complété sa citation de dom Taillandier, il eût remarqué que pour celui-ci les 5.000 victimes de la Fontenelle étaient 5.000 paysans. Seuls de tous les auteurs qu'invoque M. Vallaux, Fréminville et Souvestre, les plus récents — leurs livres datent de 1835 et de 1836 — et les moins sûrs, ont réellement parlé d'une ancienne ville de Penmarch « très populeuse, autrefois aussi considérable que Nantes ».

Il n'était pas besoin de s'appuyer sur « les destinées politiques » et sur « l'instabilité des chefs-lieux de Penmarch » pour démontrer qu'une ville populeuse n'a pu s'y établir et d'avancer qu'aucun mouvement positif, capable de provoquer la ruine de cette ville hypothétique, n'a eu lieu sur la côte. Il suffisait de montrer que Fréminville avait, en l'exagérant et en transformant un « petit terrain » en grande ville, presque littéralement copié l'article du Dictionnaire d'Expilly (2). S'il y a une légende, cette légende ne repose que sur- une erreur de Fréminville et Souvestre ne l'a guère répandue que dans la littérature; elle ne méritait pas la peine que M. Vallaux s'est donnée pour la détruire.

En revanche la deuxième partie méritait mieux qu'une dizaine de pages (14 sur 34). C'est sur le « tableau complet des pêcheries et du mouvement du centre commercial de Penmarch », que M. Vallaux aurait dû faire porter tout son effort. Si la prospérité passée d'une prétendue grande ville de Penmarch est improbable, celle du pays de Penmarch


(1) Arch. de la Marine, G 154, p. 63.
(2) Expilly, Dictionnaire géographique... des Gaules..., t. V, article Penmarch.



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semble certaine. Le chanoine Moreau et les autres historiens bretons n'ont pas avancé autre chose et M. Vallaux ne fait que les justifier en décrivant « l'antique prospérité » des pêcheries du Cap-Caval. Quand dom Taillandier parle des « 500 bateaux », des « 10,000 matelots bien armés » du bourg de Penmarch, j'accorde à M. Vallaux que ces chiffres ne reposent sur rien. Mais s'il est difficile d'évaluer exactement la population du pays de Penrnarch, on ne peut nier que cette population n'ait été beaucoup plus nombreuse aux XV et XVIe siècles qu'aux suivants, que chacune des petites agglomérations qui s'y pressent, Saint-Guenolé, Kérity, Tréoultré, Guilvinec, Beuzec, que chacun des hameaux qui, d'après dom Taillandier, s'y coudoyaient, n'aient progressivement diminué. M. Vallaux constate que « les commerçants émigrèrent... quand la production des pêcheries du .Cap-Caval s'arrêta tout à fait », que « les familles nobles... abandonnèrent et vendirent leurs terres ou ne résidèrent plus » (p. 31). Les ruines, dont la région était encombrée, n'étaient pas localisées en un seul endroit sur l'emplacement du bourg actuel de Penmarch ou de Kérity, mais disséminées « sur tout le territoire du Cap-Caval » (p. 34).

Au lieu d'attribuer au chanoine Moreau, à dom Taillandier, à Ogée et à Cambry leur part respective dans la formation d'une erreur qu'ils n'ont pas commise et qu'ils n'autorisaient pas Fréminville et Souvestre à commettre, M. Vallaux aurait plutôt dû admettre avec eux, dès l'abord et plus nettement qu'il ne l'a fait dans ses dernières pages (1), que les ruines du pays ou territoire de Penmarch « annoncent une très grande population » et témoignent de la prospérité passée de ce territoire. Le sujet ainsi posé, il convenait ensuite de rechercher les causes et d'expliquer la fin de cette prospérité. M. Vallaux indique bien — après ceux qu'il a critiqués — que cette prospérité était fondée sur les pêcheries et les sècheries de poissons, que « le négoce et la pêche étaient étroitement liés » ; il aurait pu le montrer plus fortement. Mais ce qu'il a surtout négligé, c'est l'étude des causes qui ont amené la décadence des pêcheries du Cap-Caval. Il en signale brièvement deux :


(1) Les deux parties de cette élude ne sont pas clairement reliées. Après avoir abordé l'hypothèse d'un mouvement positif du sol et conclu que les « modifications locales ne suffisent point à expliquer la ruine.de l'hypothétique ville de Penmarch... », M. V. écrit en effet : « C'est dans l'histoire des pêcheries et du commerce de Cap-caval que nous trouverons la solution vainement demandée à la géographie physique » (p. 20). On pourrait croire que cette seconde partie a pour but d'expliquer la ruine de l'hypothétique ville de Penmarch; il n'en est rien car elle est consacrée « à la ruine du Cap-caval ou pays de Penmarch»



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l'exploitation du "banc de Terre-Neuve, qu'il a notée dans Fréminville, et « l'état de guerre maritime avec l'Espagne » qu'il regarde comme la principale. Sans doute « les ravages des Espagnols », dont il parle sans les décrire ni les prouver, ont pu contribuer à ruiner les pêcheries du pays de Penmarch, mais n'exagère- t-il. pas leur importance ? La décadence du pays de Penmarch, semble-t-il, est surtout due : 1° à l'introduction en France des morues de Terre-Neuve; 2° à celle des harengs du Nord; 3° au développement de la pêche sardinière.

1° « La morue qui venait de Terre-Neuve fit aux merlus séchés de Penmarch une rude concurrence », dit M. Vallaux (p. 22). Il eût sans doute insisté davantage sur les effets funestes de cette concurrence s'il avait admis — ce qu'il n'avait aucun motif de rejeter a priori — que le commerce du pays de Penmarch était alimenté non seulement par les congres, les juliennes et les merlus, mais pour une part importante par des morues pochées sur ses côtes. Le correspondant d'Expilly (1) et de la Gazette du Commerce (2), un sieur Girard de Quimper, avance qu'il y avait, à 15 lieues au large de Penmarch, un banc de morues. L'inspecteur des pêches, Masson du Parc, près de 40 ans plus tôt, écrit que les Penmarchais péchaient autrefois un « grand nombre de morues fort abondantes à leurs costes... à présent... dépeuplées (3) ». D'après Girard, cette pêche de la morue fut « le principe d'un droit annuel de 7 l. 10 sous par chaque bateau », perçu par les seigneurs du Pont « obligés d'entretenir une frégate armée pour [la] protéger ». Si elle était assez importante, avant la découverte de Terre-Neuve, pour fournir toute la France de morues, pourquoi Penmarch n'a-t-il pu résister à la concurrence de Terre-Neuve ? Ce n'est pas seulement parce que les morues, comme les merlus d'ailleurs, sont devenues moins abondantes sur ses côtes, mais encore parce qu'elles étaient plus « petites » et que, ne pouvant « se garder comme la morue de Terre-Neuve », elles ont surtout servi à la consommation du pays (4).

2° La concurrence des harengs du Nord a pu à son tour enlever



(1) Expilly, op. cit., t. V, article Penmarch.
(2) Gazette du Commerce, année 1765, n° 27, p. 214 et n° 32, p. 255, Lettre de Quimper.
(3) Archives de la Marine, C5 21, Procès-verbal de la visite concernant la pêche dans l'amirauté de Quimper..., octobre 1728.
(4) Bibl. Arsenal, mss. 2724, Abrégé de l'histoire des pêches que Von lait à la mer et le long des côtes... par le chevalier de Dieppe (XVIIIe siècle, dédié à Rouiller, intendant du commerce).


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au commerce penmarchais une partie de ses débouchés français. Les Zélandais pratiquaient la pêche du hareng dès le milieu du XIIe siècle, mais cette pêche ne se développa qu'après qu'on eût trouvé la manière de saler et d'encaquer le hareng, c'est-à-dire à la fin du XIVe siècle, précisément à l'époque où les poissons séchés de Penmarch étaient le plus répandus. Les Hollandais, qui au début du XVIIe siècle, employaient, dit-on, chaque année, 1,000 vaisseaux et 50,000 hommes à la pêche du hareng, les Anglais, les Suédois et les Danois n'ont-ils pas supplanté les Penmarchais comme ils supplantèrent Dunkerque (1) ?

3° Enfin n'est-il pas curieux de constater que si la pêche des congres, des merlus et des morues décline sur les côtes du Cap-Caval et des régions voisines (2) à partir du XVIe siècle, celle de la sardine au contraire se développe dans le diocèse de Quimper ? Au début du XVIIe siècle, on compte déjà dans la baie de Douarnenez plus do 300 chaloupes et 1,200 matelots sardiniers, à Concarneau 150 chaloupes, et un procès-verbal de visite des pêches de l'amirauté de Quimper (3) en 1728, affirme que la pêche des congres, des merlus et autres poissons destinés à être séchés, est moins importante que celle de la sardine. Si le « Penrnarch moderne » est né de « l'industrie sardinière » (p. 34), celle-ci semble avoir aidé à la ruine de l'ancien pays de Penmarch.

_ Ainsi, pour avoir consacré la meilleure partie de son étude à la formation et à la critique d'une légende qu'il suffisait d'écarter en quelques mots, M. Vallaux n'a pu qu'effleurer le vrai sujet. Malheureusement la lecture de son petit livre ne nous donne pas seulement l'impression qu'il a lâché la proie pour l'ombre, elle fait naître aussi des doutes sur l'étendue de sa documentation et sur la valeur de sa critique. J'ai déjà remarqué que ses premières pages — formation de la légende — reposent tout entières sur une erreur d'interprétation générale des anciens auteurs. Cette erreur initiale en a provoqué d'autres. P. 8, il accuse Fréminville d'avoir écrit « le poème du Penmarch légendaire, vrai chef-d'œuvre d'imagination » et p. 10



(1) Arch. de la Marine, C5 28. Pêche de la morue et du hareng, Dunkerque, 1684 : « II y a 200 ans », à Dunkerque, on vendait pour 400,000 ducats de poisson par an, mais depuis la concurrence hollandaise et anglaise a supplanté Dunkerque.
(2) Au port de La Roche, près Machecoul, la pêche a diminué des trois quarts; à Audierne, on n'y emploie plus que 5 bateaux au lieu de 30 (Arch. Marine, C5 21, Procès-verbaux de visite concernant la pêche..., amirautés de Nantes et Quimper, 1728).
(3) Arch. Marine, C5 21.  


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il s'en fie à la « sagacité » de M. Trévédy qui remarque que le privilège de papegaut conféré par Henri II, le 15 juin 1556, aux habitants de Penmarch et qui, suivant Fréminville, démontrait l'ancienne importance du lieu, était souvent accordé à de petits bourgs « fort peu peuplés ». M. Vallaux, pas plus que M. Trévédy, ne s'est aperçu que Fréminville avait copié l'article déjà mentionné d'Expilly et qu'il l'avait mal copié; pour Expilly ce n'est pas en effet la concession du papegaut qui prouve l'importance du lieu, mais la permission, accordée au vainqueur du papegaut, de débiter « 45 tonneaux de vin », débit dont ne jouissait pas les plus grandes villes de la province. — P. 24, après avoir décrit les « formalités... rigoureuses » imposées aux pêcheurs de Penmarch, M. Vallaux apprécie « à leur juste valeur les assertions du chanoine Moreau et de dom Taillandier qui nous représentent Penmarch comme une sorte de république se gouvernant elle-même ». Mais Moreau et dom Taillandier n'ont rien prétendu de semblable; ils ont dit que les Pen- marchais, fiers de leur force, en s'isolant dans la lutte contre la Fontenelle au lieu de s'unir à leurs voisins, « avaient paru vouloir faire une république à part ». — M. Vallaux se permet aussi de trop fréquentes suppositions : p. 15, « le seul port mentionné par Toussaint de Saint-Luc, en 1664, sur cette côte, est sans le moindre doute celui de Kérity, quoiqu'il ne soit pas expressément nommé ». — P. 24, « les pêcheurs de Saint-Guenolé étaient les plus fortement taxés, ce qui semble indiquer que ce port était le principal centre de la pêche »; la médiocrité des droits imposés aux vacanteurs (marins naviguant au commerce) ne prouve pas forcément que « la prospérité du pays reposait avant tout sur la pêche et non sur le commerce ». — P. 26, quoi qu'il en dise, il y a « témérité à penser » que les pêcheurs de Tréoultré « demeurèrent sourds à toutes les menaces » destinées à les faire payer les droits de pêche. — II a laissé échapper des contradictions : après avoir prouvé (p, 24) que « la prospérité du pays reposait avant tout sur la pêche et non sur le commerce... », il voit (p. 28) dans les « transactions avec le grand port de la Loire » un des « principaux emplois, le plus important peut-être

(1) Je cite, avec M. V., le texte complet du chanoine Moreau : « Les habitans de Penmarch, lors en grand nombre, et qui se glorifiaient de leur force, car ils pouvaient bien fournir deux mille cinq cents arquebusiers, comme voulant faire une république à part, pensant seulement à leur particulière conservation, sans se soucier de leurs voisins, et pour se prévaloir et défendre contre la Fontenelle, comme à la vérité il leur étoit tout naturel, ils font deux forts audit Penmarch» 



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produits nantais sur toute la côte ouest et nord de Bretagne, de Quimper à Saint-Malo, et quelquefois de la flottille penmarchaise » et les marins de Cap-Caval lui apparaissent (p. 29) comme « les rouliers des mers qui transportaient les plus loin ». A le voir porter (p. 24) « un nouveau coup à la légende qui nous montre Penmarch rempli de l'or des trafiquants » on pourrait penser qu'il nie l'ancienne importance commerciale de la région, mais plus loin il montre que « le négoce et la pêche étaient étroitement liés », que « les pêcheurs étaient en même temps trafiquants et commerçaient au loin... », (p. 27), qu'à Kérity-Penmarch « les noms de rue du Marché-aux- Blés et de rue des Orfèvres prouvent l'existence de commerces qui ne pouvaient guère prospérer que dans une bourgade de caractère urbain » (p. 30) et que « la classe des négociants se dispersa peu à peu » à partir du XVIe siècle (p. 31). — Enfin comme il n'a pas pris soin de nous entretenir des sources de son sujet, on ne sait si ces sources lui ont manqué ou bien s'il a limité ses recherches aux quelques cartons, qu'il cite, de la série E des archives départementales du Finistère et des Côtes-du-Nord et de la série C des archives d'Ille-et-Vilaine. N'aurait-il rien trouvé dans le fonds de la juridiction de la seigneurie de Penmarch (Arch. dép. Finistère, série B) et aux archives de la Chambre de Commerce de Nantes ?

J. Letaconnoux.